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- Notre Porte ?
- Oui, celle qu’on abrite tous, en nous. Il y a bien longtemps, nos familles ont ouvert notre porte.
Loth fronça les sourcils en signe d’incompréhension. Marvin prit un air moqueur.
- Mais si tu le sais bien ! Répliqua-t-il. Là, pile ici, reprit-il en posant une main au niveau de son cœur. Nous avons tous une porte, cachée en chacun de nous. Mais on est pas tous capable de l’ouvrir. Ca dépend des gens. Et des circonstances aussi, je pense…
- Mais ça sert à quoi ?
- Et bien…, répondit Marvin en détournant les yeux, un sourire triste sur les lèvres. La porte peut s’ouvrir sur beaucoup de choses différentes. Quelqu’un qui ouvre sa porte peut obtenir des pouvoirs, par exemple. Comme, bouger les objets sans les toucher, lire dans les pensées, ou bien obtenir des dents capable d’aspirer le fluide vital des autres personnes…
Loth émit un sifflement d’admiration. Marvin lui sourit gentiment.
- Et nos ancêtres, ils l’ont ouvert sur quoi alors ?
- Sur les ténèbres…, éluda Marvin en perdant cette fois son sourire.
Loth réprima un frisson. Marvin se retourna pour admirer le paysage du parc de la résidence. La cime des arbres se tenait là, devant eux, à la même hauteur. Ils étaient sur le toit du manoir familial.
- Tant que la porte reste close, on peut rester humain, expliqua Marvin en perdant son regard dans l’horizon. Mais une fois qu’elle est ouverte, c’est beaucoup plus difficile…
Le jeune garçon aux cheveux bruns hocha la tête sur le côté, le visage inquiet. Il comprenait ce que son ami voulait dire. Et cela lui faisait peur.
- Un jour, toi et moi…, commença Marvin en baissant la tête. Toi et moi, on deviendra des monstres. De véritables monstres…
Le blondinet leva son bras droit en le fixant de manière étrange. Loth regardait son ami de dos, le visage grave.
- Ce jour là, n’hésite pas à…
- Ce ne sont que des suppositions ! le coupa Loth d’une voix ferme. On ne sait pas encore si ça va arriver.
Marvin réprima un sourire triste que son ami ne pu voir. Il serra le poing.
- Bah, tu agiras de toi-même, de toute façon, dit-il avant de se retourner. Pas vrai, Kishi ?
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L’île était en feu. Elle avait horreur du feu. Elle en concevait une peur indéfinissable depuis sa jeunesse. Mais ce n’était pas le feu dont elle avait peur. C’était celui d’une toute autre nature. Celui dont elle avait vu les membres de son clan mourir atrocement. Des flammes noires, comme les ténèbres.
L’île était en feu. Tout le monde criait. Tout le monde courrait en tout sens. Les cabanes de bois, en brûlant, s’écroulaient sur leurs fondations. Sur les familles qu’elles abritaient et qui mouraient, ensevelis sous les planches lourdes de plusieurs kilos qui leur tombaient dessus.
« Tu as peur ? »
Sephyra ouvrit les paupières, essoufflée. Malgré le fait que ses mains soient plaquées sur ses oreilles rabattues, la voix avait clairement résonné dans sa tête. Une ombre apparut alors, juste devant elle. Juste une silhouette. Celle d’une roussette.
- Qui es-tu… ? Demanda Sephyra en jetant un coup d’œil aux alentours.
Elle se trouvait sur Euresias. Euresias qui brûlait, de ces flammes noires dont elle en ressentait une terreur atroce.
« Moi ? Je suis une ombre. »
Elle s’approcha alors et posa son index sur le sternum de Sephyra. Un sourire moqueur apparut en blanc sur la silhouette toute en noire.
« Je suis ton ombre. »
Répéta-t-elle en insistant sur le « ton ». Tout autour ne résonnait que le bruit du craquellement du bois en proie au feu ravageur. Sephyra fit un pas en arrière.
- Où suis-je… ?
« Dans ton passé. Dans ton Origine. Devant ta porte. Tant de termes différents pour une seule et même signification. »
- Que s’est-il passé ? J’étais dans ce champ de fleurs…
« Tu étais là où tu devais être. Il est temps d’ouvrir les yeux, maintenant. »
L’ombre fut prise d’un rire moqueur, menaçant. Sephyra la regarda en fronçant les sourcils, mal à l’aise.
« Dis-moi, combien de temps penses-tu qu’il se soit passé depuis la fin de la guerre, à ton avis ? Depuis la défaite de Jahëkumra ? »
- Quoi ? A peine quelques mois… Pourquoi ?
« Quelques mois, hein ? »
L’ombre rit à nouveau.
- Qu’est-ce que tu cherches à me dire ? Rétorqua Sephyra, de plus en plus mal à l’aise.
« Dis, tu te souviens du mariage ? De la cérémonie ? »
Plusieurs images défilèrent dans l’esprit de la roussette. Des images floues. Elle se rendit compte qu’effectivement, elle n’en avait plus vraiment de souvenirs.
« Tu te souviens être rentrée à Anethie, après le combat ? Tu te souviens être partie ? »
Sephyra balbutia quelques mots sans logique entre eux. Son cœur se mit à battre furieusement dans sa poitrine. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se souvenir… ?
« Et dis-moi, Cae-la, à part ton réveil dans ce désert, est-ce que tu te souviens vraiment de quelque chose depuis le combat final avec Nelson ? »
Sephyra regarda l’ombre, interloquée. Ses lèvres tremblaient.
- Qu’est-ce que…, souffla-t-elle, perdue.
« Il s’est passé deux ans depuis la fin de Jahëkumra. »
La roussette resta immobile, le regard fixé sur son ombre. Celle-ci continua, imperturbable.
« Tu n’es jamais rentrée à Anethie. »
Elle accusa le coup en écarquillant les yeux, le souffle coupé. Sa mémoire semblait étayer les propos de cette ombre sortie de nulle part dans le bon sens. Elle n’en avait aucun souvenir. Elle avait toujours cru en avoir, mais maintenant qu’elle se retrouvait face à la vérité, elle ne voyait qu’un vide, immense, perturbant. Un vide qui s’étalait non pas sur quelques mois, mais sur deux ans.
« Tu ne t’es jamais mariée. »
- Arrête ! S’écria Sephyra en secouant la tête. Et la bague de fiançailles, alors ?! Elle n’a pas pu atterrir toute seule sur mon doigt, par magie !
L’ombre fut à nouveau en proie à un petit rire moqueur.
« Tu as raison. Mais réfléchis. Pourquoi te serais-tu réveillée dans ce désert, précisément ? Et que s’est-il passé après ? Qui as-tu rencontré ? Dans quoi t’es-tu entraînée ? »
Sephyra fit un nouveau pas en arrière. Dans les ténèbres, l’île en feu venait d’être remplacée par les images de sa marche interminable dans le désert. Puis vint la rencontre avec Saïko, suivie de celle de Zalosta. Puis Donf, Hunter, Arthur et Millie, Kane… Et le Manoir.
- Non…, balbutia la roussette.
Elle avait peur de saisir les sous-entendus. L’affreuse vérité qui se dessinait sous ses yeux.
« La bague est fausse. Tout est faux. Tu vis dans les apparences depuis ton réveil, Cae-la. »
Sephyra tomba à genoux, prise de vertiges. Autour d’elle défilèrent les images de sa mémoire. Senaka, Caela, Yorick, Lie-Ker, Katejina, Luna, et tant d’autres. Et Athem. La roussette porta une main sur son cœur. Sa gorge s’était serrée.
- Je ne suis jamais… rentrée… ? Murmura-t-elle, les yeux grands ouverts face au sol inexistant. Alors il m’attend depuis si longtemps… Non, si ça se trouve, ils pensent tous que je suis morte… Peut-être qu’ils m’ont même oubliée… Mais alors qui…
Elle releva la tête en fixant son ombre.
« Tu aimerais savoir qui a manipulé toute l’histoire dans l’ombre ? Mais tu le sais déjà, voyons… Qui se cachait derrière les personnes que tu as rencontrées ? Qui se trouvait dans l’ombre des combats, qui donnait ses directives ? »
Une image emplit tout entier l’espace ténébreux. L’image de cet échidné encapuchonné. L’ombre eut un large sourire menaçant. Et elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
Alors, lentement, l’image de Kane se mit à brûler dans les ténèbres.
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Un orage sans pluie. Les éclairs déchiraient le ciel nocturne, projetant à travers les fenêtres une illumination brève et puissante. Fantomatique. Et le coup de tonnerre qui accompagnait chacun d’eux faisait vibrer l’atmosphère, déjà chargé en électricité statique.
Elle restait là, sur le pas de la porte, son regard ne pouvant se détacher du corps de sa mère, étendue à ses pieds dans une flaque de sang.
- RIKA !!
Le hurlement ne lui parvint qu’après un temps de latence, comme très lointain. Lorsqu’elle relevait les yeux, le monstre se jetait déjà sur elle, griffes en avant, un sourire vorace sur les lèvres. Au moment où il allait lui tomber dessus, une ombre se glissa juste devant elle. Il y eut un bruit étrange. Puis quelque chose coula sur le sol. Son cœur remonta dans sa gorge. Elle en eut le souffle coupé. Son esprit chavira, sa vision plongea dans les ténèbres. La dernière chose qu’elle vit alors qu’elle s’effondrait sur le côté, le temps qu’un éclair illumine brièvement la scène, c’était le bras ensanglanté de la créature.
Elle ne souriait plus.
Rika secoua la tête en grognant. Elle reprit conscience, le cœur lourd, après ce cauchemar dont elle ne connaissait plus la provenance. Etait-ce à elle, était-ce ses souvenirs ? Elle remarqua alors qu’elle faisait face à une surface miroitante. Comme de l’eau. Et quand elle regarda son reflet, elle resta figée de stupeur. En face d’elle, une humaine aux long cheveux noirs comme l’ébène la fixait de la même manière qu’elle se serait vue dans un miroir. Prise de vertiges, elle posa une main sur ses yeux. Son crâne tambourinait, dans sa tête. Lentement, elle retira sa main pour la regarder. Le temps d’une seconde, il était devenu humain, avant que la fourrure ne reprenne le dessus. Rika contempla plus attentivement son propre bras droit comme s’il s’agissait d’un nouveau mécanisme dont elle cherchait à percer le système. Alors le phénomène réapparut, plus longuement, moins hésitant. Son reflet, quand elle le regardait, lui renvoyait la même image : elle était apeurée.
- Qu’est-ce que…, murmura-t-elle sans y penser.
Elle fut profondément choquée en découvrant le reflet de l’humaine bouger les lèvres en même temps qu’elle. Avec crainte, elle posa sa main droite sur la surface. Le reflet fit la même chose.
« L’identité cachée sous les apparences… »
La voix était murmurée, mais elle résonnait en écho dans la tête de la tigresse qui grogna. Son mal de crâne ne fit qu’empirer alors que le reflet en face d’elle tirait la même grimace de souffrance.
« Ils ont cherchés à brouiller la réalité. »
C’était la voix d’une petite fille, qui chuchotait. Comme si elle confiait un secret. Rika jeta un regard aux alentours, mais peine perdu. Hormis le miroir, rien d’autre n’apparaissait. Tout n’était qu’obscurité. C’est alors qu’elle apparut, à sa gauche. Ses cheveux noirs étaient les mêmes que ceux de la jeune femme dans le reflet. Ses yeux aussi. D’un bleu pur, profond. Elles étaient la même et unique personne.
- Qui es-tu ? Demanda Rika de sa voix froide, impersonnelle et rompue au crime.
- Je suis toi ! Répondit la petite fille, arquant les sourcils de surprise, les mains jointes dans son dos, derrière sa petite robe tout en dentelles rouges.
Autour de son cou pendait un cristal bleu en forme de losange, juste en-dessous d’un nœud-papillon rouge.
- Et elle aussi, c’est toi, reprit-elle devant l’expression interloquée de la tigresse, en pointant du doigt le reflet dans le miroir.
- Tu te trompes, rétorqua Rika en jetant un rapide coup d’œil au reflet, cherchant à cacher son malaise. Tu es humaine. Je ne peux pas être toi.
- Mais ça, ce sont que des apparences, éluda la petite fille en souriant timidement. Tu le sais au fond de toi, non ? Tu n’as jamais été celle que tu voyais dans les miroirs. D’ailleurs tu n’as jamais aimé te refléter à l’intérieur. Ton reflet en tant qu’hybride t’as toujours mis mal à l’aise.
Rika ne cacha pas sa surprise. Mais elle ne dura qu’un instant. Elle se reprit rapidement, tentant de calmer les battements de son cœur qui, lui, comprenait les révélations auxquelles elle faisait face.
- Te fous pas de moi, répliqua la tigresse en foudroyant la gamine du regard. Je dois être dans le monde de Celia, et tu es une de ses formes. Tu n’arriveras pas à m’avoir comme ça.
La jeune fille eut alors un étrange sourire narquois.
- Quand est-ce que tu t’en es rendue compte ? Demanda-t-elle.
Sa voix, bien qu’inchangée dans la forme, avait pris dans le fond un sous-entendu cruel et sans pitié.
- C’est sombre par ici, répondit Rika en fronçant les sourcils, désinvolte. J’étais déjà passée dans le coin, il y a longtemps. On reconnaît facilement au papier-peint.
- Héhé, ricana la gamine, un sourire menaçant baignant ses lèvres. Bien joué. Mais ça ne gêne en rien ce que tu as sous les yeux, reprit-elle en montrant le miroir d’un mouvement de tête.
Rika regarda en biais le reflet, qui suivit sur la surface le même mouvement qu’elle.
- Ca ? Une illusion, comme d’habitude. Ca pullule, dans les ténèbres.
- Une illusion ? Non, non, les ténèbres font perdre la raison, la conscience. Mais elles ne mentent pas ! Ce que tu as sous les yeux, c’est la réalité, même si ça te choque… Ecoute ton cœur, lui sait déjà.
Rika fit face à son reflet en serrant les dents. Quand elle voulut répliquer en se détournant brutalement pour assassiner la gamine du regard, celle-ci avait disparu.
« Fait face à ta réalité, Rika. »
La tigresse serra les poings. Son cœur battait, fort, au creux de sa poitrine. Comme un vide. Elle le sentait au fond d’elle-même. Un vide qui manquait à être rempli.
- Tais-toi…
« Ton destin est déjà fixé, mais tu peux encore faire tes propres choix… »
Alors Rika se prit la tête entre les mains et hurla. Dans le miroir, son reflet semblait pleurer d’incompréhension pour elle.
Quand la croix se lève face au soleil, la lumière éclaire ce rouge si profond, dilué sur sa fourrure...