Il se tient, droit, imperturbable et invincible comme le chêne des planches de la Grande Porte qu’il garde. Il se tient, droit, fier dans son costume bleu roy, les mains croisées sur le bas de son ventre. Il se tient, droit, fier, l’épée dans le fourreau pendu à sa ceinture, l’œil fixé sur le chemin menant à l’entrée du Palais. Il se tient, droit, fier, comme d’habitude.
Comme tous les jours.
Comme chaque putain de jour.
Ash est fier d’être Garde Porte, la question n’est pas là.
Mais dans ce boulot, qu’est-ce qu’il s’emm-
- Eh ! Ash !
Sans bouger d’un millimètre, le Garde pose son regard sur la silhouette, loin devant, qui semble fouler le chemin d’un pas radieux. Lorsqu’il reconnaît Holric, il se lance dans un véritable combat intérieur pour masquer son agacement naissant.
- C’est pas vrai…
- Eh, Ash ! Quoi de neuf, ce matin, hé hé ?
Holric se place face à lui, lui assène une vive tape sur l’épaule. Holric Tenabo n’est pas foncièrement méchant, il est juste… un peu lourd. Comme chaque jour, il porte son maillot blanc à longues manches aux bouts mauves à traits rouges, son pantalon de toile vert, et son béret violet, maladroitement posée sur l’imposante touffe brune qui lui sert de chevelure. Son sourire de vendeur fait gigoter l’épaisse moustache accrochée sous son nez. Ash replace son regard sur le chemin en marmonnant.
- La vie est belle, hé hé ??
Holric accompagne chacune de ses questions ridicules d’un rire tout aussi énervant. Il est certes un excellent marchand, son étal de fruits et légumes sur le marché de la place est toujours pris d’assauts par les clients, il traîne même une flatteuse réputation par-delà les murs de Camelot. Mais Bon sang ! Pourquoi est-ce qu’il vient toujours me les casser pendant mes gardes ??
Ash parle d’un ton vide, relatif à l’intérêt qu’il porte à leurs échanges quotidiens.
- La vie est merveilleuse…
Au pied des murailles entourant le Palais et sa Cour, le vent fait danser l’herbe folle. Le vert des pelouses s’étend le long des pavés du chemin jusqu’aux portes de la ville, en contrebas de la Colline Royale.
De son « poste », Ash a une vue splendide de Camelot : il voit la verdure jusqu’aux murs gris des premières maisons, les bâtisses qui se suivent, les unes collées aux autres, les chaumières, les tavernes, et tous ces gens qui foulent le sol rocailleux en gouaillant sous les enseignes en bois sculpté, les marchands qui travaillent, les femmes qui font leurs achats, les enfants, qu’Ash peut presque entendre crier autour des fontaines… ah par Gaia ! au moins eux, ils s’amusent…
- Y a pas grand monde, aujourd’hui…
Holric, nullement déconcerté par l’ennui profond du Garde, relance la discussion.
- Comme d’hab.
- Les entrevues avec le Roi se font rares…
- Sans doute.
- Tant mieux, quelque-part ça prouve qu’il y a moins de problèmes en ville…
- Pour sûr.
- Et moins de crapules, ça fait moins de travail pour vous…
- Certes.
- Bon allez, c’est pas tout, l’ami, mais j’ai du travail !
Holric assène une nouvelle tape sur l’épaule du Garde, avant de faire demi-tour dans un rire franc.
C’est ça, barre-toi, avant que je te foute en cellule…
Le marchand lève le bras pour un grand salut, puis quitte la muraille par le chemin de sable. Ash soupire. Et dire qu’au fil de cette agaçante entrevue viennent de s’écouler les secondes les plus vives de son tour de Garde…
Intérieurement, il s’écroule.
- Par Gaia… quelle place de m-
TOC ! TOC ! TOC !
Le Garde se retourne vivement vers la Grande Porte.
- Ouais ?
- Changement de Garde ! Au rapport, Kaiser !
Ash ricane.
- Tss… au rapport…
Quittant son statisme dans une joie non feinte, il s’approche d’une petite grille dans la Grande Porte, située à hauteur de visage. A sa vue, Dungar, un Garde posté de l’autre côté, se place face à lui.
- Mot de passe ?
Ash fronce les sourcils.
- C’est moi, crétin.
- Je plaisante…
CLIC !
- C’est ouvert.
- Trop aimable.
Une petite porte, taillée dans la Grande, s’entrouvre en grinçant. Ash la passe tranquillement.
- Au rapport , Kaiser !
Il repousse doucement la poignée sans quitter son supérieur d’un œil perplexe. Au rapport ? Mais qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à rapporter ??
- Euh, bah… eh bien…
Face à lui, Garret s’immobilise. Coincé dans son costume rouge sang surplombé d’une écharpe dorée parsemée de médailles, il impressionne. Et plus encore, quand il toise un de ses hommes avec ce regard noir et pénétrant.
- Rien… à signaler… Garde Chef.
Garret plisse les yeux, et ses sourcils qui se froncent rident son visage dans une expression de dépit. Il a de longs cheveux poivre et sel coiffés vers l’arrière, et une mine déterminée. Mais déterminée pour quoi ? Ash préfère ne pas y penser. Tout au plus se sent-il obligé de renforcer sa non-réponse par un sourire aussi naturel qu’une boule de feu sous une pluie battante.
Garret fixe longuement Ash.
Ash sourit bêtement.
Dungar les fixe à tour de rôle, la bouche ouverte.
La mâchoire d’Ash, mise à mal par cette bienveillance forcée, se met à trembler.
Garret ne bouge pas d’un poil.
Un écureuil passe en courant derrière eux, un gland entre les dents.
- Bien… Changement de Garde. Kaiser, vous prenez l’intérieur.
- Et qui prend l’extérieur ?
- Dungar prendra l’extérieur.
L’intéressé s’effondre.
- Oh mais non, c’est nul…
Garret écarquille les yeux. Dungar se raidit d’un coup.
- Euh, je veux dire… à vos ordres, Garde Chef !
Dungar porte la main à son cœur pour offrir le salut de la Garde à son supérieur, avant de passer la petite porte d’un pas vif, parcouru de longues gouttes de sueur. Ash le fixe en souriant.
- Eh eh eh… me voilà à l’intérieur…
Il tourne la tête.
- Au fait, Garde Chef, je me demandais si-
Ash se tait brusquement.
La Cour est vide.
Garret est déjà reparti.
- … si j’allais pas garder ma question pour moi…
Le Garde Porte s’adosse à la muraille, reprenant la place qu’occupait son collègue il y a encore quelques secondes.
- Mais comment il fait ?...
A bien y réfléchir, qu’il s’agisse du côté intérieur ou du côté extérieur, une porte reste une porte. Garder côté Cour ou côté Ville, c’est aussi… intense. La seule différence, c’est qu’ici, on est DANS le Palais. On assiste donc au défilé des Gardes, des Mages, des villageois pour les doléances, parfois même des criminels pour leur Jugement… il y a tant de vie, entre ces quatre imposantes murailles de quinze bons mètres de haut, que la Garde Porte deviendrait presque agréable…
Oh bien sûr, il n’y a décemment pas lieu de se plaindre. Le boulot est prestigieux, et bien payé, mais par-dessus tout, c’est un véritable honneur de servir le Roi à ses niveaux les plus proches. Certes, il y a encore, entre Ash et le souverain, la Garde Locale et la Garde Royale, sans compter ses soldats privilégiés- que la rumeur surnomme les Mercenaires Blancs, rapport à la longue cape immaculée du Roi- et de nombreux soutiens à travers le Royaume… mais aussi petite soit-elle, la place qu’Ash tient au sein du Royaume l’emplit de fierté.
Et puis il y a la Princesse…
En cinq ans de Garde, dont deux de Garde Porte, Ash n’a pas aperçu UNE SEULE FOIS la Princesse. Tout juste sait-il qu’elle se prénomme Crystal de Haven, et que la rumeur populaire lui prête des traits d’une beauté divine, et une longue chevelure verte à faire pâlir les émeraudes les plus scintillantes. C’est en savoir bien peu, pour une personne que les Décrets poseraient sur le trône si le Roi venait à disparaître. Et puis si ça se trouve… Si Ash était Roi et que sa fille était laide comme un troll, il ne s’en vanterait pas dans le Royaume…
- Tss…
Ash ricane, dans une fraîche brise qui calme les ardeurs d’un soleil encore bien présent dans une Saison des Pluies pourtant fort avancée. Tandis que le vent fait voler ses cheveux mi-longs noirs, le Garde ferme les yeux, pour profiter de ce froid agréable. L’air sur son visage lui fait aussitôt penser aux traversées en Aérovire, il s’imagine tranchant les cieux à bord des vaisseaux de la Garde Royale, partant dans une de ces fameuses Missions Suicide à Grinhill, Hilltop ou encore sur 'Ile des Anges... ces quêtes que les Mercenaires Blancs sont les seuls à savoir mener, côtoyant ces héros en armure sur les champs de batailles, ramenant trésors secrets, artefacts anciens, affrontant des chevaliers, des dragons…
Ash rouvre les yeux.
La Cour est toujours vide.
Il soupire.
Un jour, il aura sa place dans la Palais.
Il aura peut-être même une armure, et le peuple de Haven le surnommera Mercenaire Blanc.
En attendant, il pose son regard rêveur sur un petit animal roux qui court devant lui.
- Eh beh… à défaut de dragons, j’ai déjà un écureuil…