Mon seul handicap aura été formel, le refus de dépasser les nonante-huit lignes.
Je t'accompagne et te donne un avant-goût du sort qui attend ton personnage.
----
In pugna...
L’île du démon, où les montagnes crachaient leurs flots de poison, nuages étouffants que brassait un souffle mort. La terre y crevait de roches saillantes et torturées, couvertes de ronces et chargées du pus de carcasses. Dans l’air lourd de vastes plaines désolées roulait une souffrance sinistre. Des forêts calcifiées étendaient leurs branches rompues en direction du monument où, plus saisissante qu’une perle de sang et palpitante à l’approche des batailles, brillait l’émeraude maléfique.
L’île du démon, où marchait sans crainte une fille de seize ans, dans ce décor tourmenté chargé de ruines, de colonnes effondrées, de statues abattues que la poussière épaisse dévorait à force de lames de vent. Shiva, telle une déesse au sein de ce temple écrasé, faisait trembler de ses pas la terre de cendre. Des bourrasques la suivaient en traînées terribles et menaçantes. L’enfant, par son héritage, semblait s’amuser de ce décor. A son passage les mosaïques s’effritaient, troublées par la simple présence d’un battement de cœur.
L’île du démon, où se répétaient les hurlements de combats comme les échos étouffés d’une agonie interminable, l’île du démon fulminait à la foulée inconsciente des vivants. Ce jour-là, il y aurait trois combattants.
Elle s’arrêta, la petite fille, pour observer dans un espace à découvert l’étrange vision. Un petit renard était couché, semblable aux statues, roulé en boule dans la poussière. Sur son corps noir couraient les reflets brillants de l’émeraude, sorte de déchirement imaginaire que la pierre dominante lui infligerait. Etait-ce là son ennemi ? Impossible d’y croire ; elle l’aurait égorgé en un instant ; mais l’enfant était orgueilleuse, ou alors elle craignait le piège.
- Eh, toi ! lança-t-elle à l’égard de l’hybride. Réveille-toi, je te parle !
L’interpellé ouvrit les yeux, comme arraché à un cauchemar, avant de se lever en hâte. L’espace d’un instant, sa silhouette battue par la cendre sembla se brouiller. Il avait dans ses yeux un regard sans reflet et sa voix, elle, était lointaine :
- Ne me fais pas de mal.
En le voyant reculer devant elle, ses petits poings contre son visage dans une maladroite défense, Shiva rigola. Son rire était celui d’une enfant, hilare et insouciant, coupable pourtant, combien coupable. Le renard avait relevé les oreilles, désormais immobile, comme saisi dans une toile. Elle lui demanda :
- Tu n’es pas là pour te battre ?
- Non.
- Allez, ne fais pas ton bête ! On va jouer, d’accord ?
Disant cela elle montra son bras gauche, menaçante. A cet instant un faisceau noir passa entre eux, qui les cacha une fraction de seconde, ne laissa plus de leurs corps que des ombres fulgurantes et la matière elle-même – saisie ! – sursauta à cette morsure. Shiva frissonna, comme frappée d’une douleur aussitôt étouffée dans son esprit. L’effet du rayonnement, croyait-elle. Ses yeux ne regardaient que le frêle renard qui s’avançait à présent, la tête légèrement penchée.
- Jouer ? Oui, je veux jouer.
- A la bonne heure !
Elle se précipita sur lui, aux dernières lueurs du rayon qui s’éloignait, et l’instant d’après son poing percutait le ventre sans défense du renard. Il y eut un craquement d’os atroce, un souffle coupé puis la forme d’une côte qu’elle arrachait dans un claquement sec. Alors Shiva frappa le renard encore et encore, le tenant fermement dans ses filets, et elle fouetta son visage dont la mâchoire se brisa. La petite fille ne pensait plus qu’à la souffrance, celle qu’elle infligeait, celle qu’elle ressentait, malgré toute la force de l’illusion, la souffrance qui la dévorait et lui donnait envie de hurler de rage. Elle n’entendait plus que des cris de douleur poignants et des luttes lointaines, et des plaintes répétées, des suppliques dans sa tête.
Son bras gauche enfin abattit le pantin désarticulé, le jeta à terre dans un horrible déchirement de chair et d’os fragiles qui se fracassaient. Le sang ruisselait de toutes les plaies ouvertes, du corps rompu où le poil avait perdu sa couleur charbon pour celle perlée de l’émeraude.
Shiva fit la moue, elle avait déjà oublié que son cou lui faisait mal, que ses forces se perdaient dans sa souffrance. L’enfant cracha, frappa encore sa victime quand une voix la surprit :
- Tu l’as tué.
Elle se retourna : c’était elle-même, ou plutôt une ombre qui lui ressemblait, devant l’autel de l’émeraude, qui la regardait avec des yeux morts accablants.
- Mais qu’est-ce que… ?
Le faisceau noir à cet instant frappa, en même temps qu’elle, cette sœur des ombres et il sembla à Shiva que s’y mêlait la silhouette du jeune renard noir. « Illusion ! » lui cria son esprit et, sans plus penser au cadavre, à la douleur qui lui faisait monter des larmes, elle se jeta sur cette ennemie. Son attaque s’abattit dans le vide, tandis que la voix de l’ombre continuait à l’accuser, frissonnante. Elle la vit qui la surplombait du haut des marches, au travers de sa vision troublée, qui l’attirait vers l’émeraude. Alors Shiva sourit, d’un sourire déformé par la douleur, un rictus affreux.
Elle tendit son bras et soudain la puissance de l’énergie se déchaîna. Il n’y eut pas jusqu’aux nuages empoisonnés qui furent soufflés par cette force nouvelle. L’émeraude à cet appel s’empourpra de violence. La terre feula, craqua tout autour d’elle. Le Biolizard lui-même sembla ressuscité dans cet instant où les ruines s’estompaient sous les foudres affolées qui couraient contre la roche en la faisant éclater. L’ombre évita les premières décharges, sautant pour se retrouver derrière elle. Shiva ne se retourna même pas. Elle se contenta de lui lancer des volées vives d’énergie, des milliers de sphères hurlantes qui s’abattaient sur ce fantôme de renard.
Plusieurs secondes durant le bombardement d’énergie retentit, soulevant des nuages immenses de poussière, dans un cri de douleur affreux et déchirant mêlé à la fureur des éclairs. A bout de forces, la fille posa par réflexe sa main sur son cou. Elle contempla la désolation, victorieuse, dans cette atmosphère étouffante de relents empoisonnés.
- Tu es méchante.
D’abord elle n’y crut pas. Puis la silhouette du renard se dessina dans les volutes ardentes, au milieu des ruines. Il saignait de multiples plaies, le bras pendant, la face sanguinolente. Le cadavre, tel une marionnette chargée de ténèbres, s’approchait d’elle en boitant, sa mâchoire ouverte, d’où s’échappait un flot meurtrier.
- Méchante. Méchante. Tu me fais peur, tu me fais mal, tu es méchante.
A chaque mot sa douleur devenait plus vive encore, plus étouffante. Shiva voulut se protéger et vit sa main, celle qu’elle avait plaquée à son cou, une main à présent poisseuse de sang. Sa gorge était labourée de traces de crocs d’où avait coulé, depuis le début du combat, un fin filet couleur d’émeraude. Quand ? Où ? Comment ? Elle toussa, déchirée de peurs et de doutes, cracha du sang tout en serrant dans ses mains la morsure. Le petit renard s’approchait toujours, implacable. Il s’était joué d’elle. Il l’épuisait, depuis le départ, et l’île carnassière étouffait l’enfant pour le renard, avalant sa force vitale à chaque geste qu’elle faisait pour se débattre.
Shiva recula, son souffle en sursauts emporté par la lente agonie, jusqu’à ce que ses pieds butent contre les marches du monument. A sa droite le faisceau noir revenait, qui altérait la réalité. Le renard, lui, continuait son avance saccadée. « Ce n’est qu’un pantin ! Une illusion de plus dans ce monde d’illusions ! » Elle le voyait, elle le sentait, et elle savait qu’elle gagnerait, malgré sa gorge serrée, chargée de larmes d’où s’échappait sa vie.
- Je suis Shiva, hurla-t-elle, et qui que tu sois, crève !